Reconnecter les jeunes et la politique ?
“A quoi ça sert de voter ?” Combien de fois avons-nous entendu ces mots résonner dans nos oreilles. On a tendance à dire que les jeunes boudent les politiques par déception ou simple désintérêt. Mais ce serait trop facile de simplement énoncer des problèmes. La jeunesse est-elle vraiment condamnée à ne plus s’intéresser à la politique ou n’est-elle simplement pas dans les meilleures conditions ?
Il y a quelques mois, l’un de nos responsables politiques affirmait que les réseaux sociaux ne sont pas un “lieu approprié pour parler de politique”.
Et si justement, CIVIX pouvait pallier à ce problème? Et si il était possible de créer un lieu approprié pour créer un dialogue direct entre citoyens et politiques?
Du bout des doigts, mes mots restent coincés dans ma tête sans pouvoir se traduire sur mon clavier. Voilà maintenant plus de neuf mois que Thibaut et moi-même avons passé la relève du projet qui a comblé nos journées ces trois dernières années.
CIVIX, c’est l’application mobile qui a aidé 68.000 belges à aller voter.
Mais ça, ce n’est qu’une partie de l’histoire…
J e me souviens très bien de cette soirée de novembre 2017 à la fin de laquelle Arthur me présentait son idée.
J’aimerais développer une plateforme de débat politique en ligne. T’es chaud qu’on la lance ensemble ?
L’adrénaline montait. J’adore lancer des projets. Mais cette fois-ci, l’idée ne me disait rien. J’étais alors un étudiant en deuxième année de droit.
Une plateforme de débat ? Mais qui irait passer du temps sur une plateforme pour débattre de politique ?
J’ai alors tenté diplomatiquement d’altérer son idée mais rien n’y faisait. Arthur était convaincu par son idée et, par la même occasion, me faisait comprendre qu’il lancerait ce projet avec ou sans moi.
C’est précisément cette détermination forte qui attirait ma curiosité : Arthur était convaincu que les jeunes seraient sûrement attiré par l’idée de débattre en ligne autour du sujet politique. Sans remettre en cause son jugement, ma réflexion s’était arrêtée à cette hypothèse-même : Les jeunes s’intéressent-ils à la politique ? Mon intuition me dit que non. Pourquoi ?
L’intérêt même de trouver une réponse à cette question me rongeait et, bien qu’aucun de nous deux n’avait une quelconque expérience en développement informatique, ma prétention me poussait à croire que des idées suffisaient pour changer le monde.
Alors bien évidemment… je l’ai suivi.
L es jeunes ne s’intéressent pas à la politique ? Il a suffit de quelques jours pour que la question resurgisse dans nos esprits et que nous lancions notre enquête.
Les chiffres parlaient d’eux-mêmes:
- La participation politique des jeunes n’a jamais été aussi basse (International IDEA, 2013) et la Belgique a récemment été classée dernière de toutes les nations européennes en terme de participation politique (Democracy Index by The Economist, 2019).
- Le taux d’abstention de vote a atteint les 16% à Bruxelles malgré l’obligation de vote (La Libre, 2018).
- 78 % des jeunes sondés par une enquête d’Audirep (2013) souhaitent que la vie politique soit abordée et expliquée à l’école. Ces mêmes jeunes n’exprimeraient pas un rejet des formes traditionelles d’engagement mais plutôt une méconnaissance des institutions politiques.
Les jeunes vont marcher pour le climat et ils ne s’intéressent pas à la politique ?
Le constat peut sembler paradoxal. D’un côté, les chiffres démontrent une faible participation politique des jeunes tandis que l’avènement du populisme et la péjoration du capitalisme renforceraient cette même participation selon d’autres (Mickael Melcki, 2019).
De mon ressenti, la plupart des jeunes qui se disent apolitiques ne le sont pas vraiment. Ils s’y intéressent lorsque l’impact sur leur vie quotidienne se fait sentir. C’est précisément là que CIVIX entre en jeu.
E n un week-end, Arthur et moi avions défini le nom, le logo et les lignes directrices du projet : réduire le fossé entre les jeunes et la politique. Il était maintenant temps de confronter l’idée à la réalité.
“Il existe déjà des outils comme ça. Et puis, je doute que vous puissiez obtenir des résumés des programmes. Les partis seront débordés…”
“Il y a déjà des outils pour ça (…) tu veux vraiment aider la politique ? (…) quel parti politique suivrait 2 jeunes comme vous ? (…) de toute manière, voter ça sert à rien”.
Les premières réactions étaient dures, critiques mais réalistes.
“Les jeunes ne lisent pas vos programmes politiques de 500 pages. Tant que le problème est là, il y a toujours de la place pour un nouvel outil.” répondais-je non sans irritation au responsable communication d’une formation politique.
La frustration montait et nous manquions de crédibilité mais il n’a fallu que quelques semaines pour que l’équipe initiale soit formée : Guillaume, Alexandre, Marie-Laure, Charlotte, Simon, Fahd.
Au cours des mois suivants (mars 2018 à février 2019), les choses se sont accélérées :
- En mars 2018, l’asbl CIVIX était officiellement créée.
- Arthur s’est retiré progressivement de l’équipe fondatrice par manque de temps dans le courant de l’hiver 2019. Thibaut, qui avait lancé une application auparavant, était le candidat idéal pour prendre la relève quelques mois plus tôt.
- Les rencontres avec les responsables de partis politiques, les experts politiques et les partenaires (financiers/logistiques/moraux) potentiels s’enchaînèrent.
- En décembre 2018, on clôturait une campagne de crowdfunding laborieuse pour financer le développement du projet.
- En février 2019, un partenariat était conclu avec la RTBF qui nous intégrait dans son agenda médiatique pour la période électorale.
Et tandis que jusqu’alors tout semblait aller pour le mieux hormis quelques difficultés organisationnelles (l’équipe était passée de 2 à 30 en un rien de temps), nous commencions à rapidement déchanter en voyant les difficultés techniques du développement de l’application mobile.
On est alors en novembre 2018 (1 mois avant notre blocus de Noël…) et après un long retard sur le processus de développement, la seule solution était d’aller toquer aux portes des agences de développement informatique pour obtenir un soutien ponctuel. Il nous restait alors un délai de 3 mois pour développer l’app et un tableau de bord avec quelques développeurs étudiants et 1.500€ sur notre compte en banque (coût moyen d’une telle app: 15–20.000€).
Et à notre grand désespoir, toutes les réponses reçues étaient négatives. Autant dire que la tension montait au sein de l’équipe CIVIX.
A la fin de notre période d’examens, la décision était prise : nous devions achever la première version de l’app et du tableau de bord en 2 semaines…
Pendant deux semaines complètes, Guillaume (alors en charge du développement informatique) et Alexandre travaillèrent jours et nuits avec 3 autres développeurs ponctuels. Ils passèrent ensuite les mois suivants à peaufiner l’application et résoudre les centaines problèmes techniques que rencontrèrent tantôt les candidats ou les utilisateurs à l’inscription sur l’app.
Les mois qui ont suivi ont été sans doute les mois les plus intenses que nous ayons jamais connu en jonglant entre nos cours, le développement informatique, la gestion de l’équipe et les médias :
- En cours de développement, nous avons découvert ce que certains appellent la lasagne institutionnelle à la belge : des circonscriptions électorales dans tous les sens, 3 élections simultanées (régionales, fédérales, européennes) et des compétences (et par conséquent des programmes politiques) différentes selon les niveaux de pouvoir. Autant dire que la structure de la base de données que Guillaume devait mettre en place se complexifiait de jour en jour.
- Georgios, un designer graphique indépendant, accepta de retravailler tout le design de l’app bénévolement (avant/après de l’app ici).
- L’équipe CIVIX en était à son pic : plus d’une septantaine d’étudiants bénévoles du nord comme du sud du pays, et dont la plupart, faute d’un processus de recrutement & onboarding formel, désertaient du jour au lendemain.
- L’équipe de Simon, alors en charge de toute la campagne de communication, a réalisé des centaines de visuels, des affiches, des stickers et des campagnes vidéos durant toute la période pré-électorale.
- Chaque liste/parti politique avait également la possibilité de présenter sous format vidéo leur programme en 2 minutes par thématique.
- L’une des équipes au sein de CIVIX, menée par Léopold, a réalisé en moins de deux mois, des dizaines de fiches et vidéos explicatives qui décortiquaient le système politique.
- Plus d’une trentaine d’étudiants “ambassadeurs” dans chaque établissement d’enseignement supérieur s’est chargée de promouvoir l’application au sein des campus.
L e résultat de ce premier projet CIVIX fut plus que satisfaisant. Notre couverture atteignit pas moins de 240.000 visites sur le site internet, 4.300 likes (Facebook), impliqua plus de 70+ étudiants et suscita des dizaines de publications d’influenceurs (Roméo Elvis…). L’app CIVIX comptabilisa 68.000 utilisateurs, 200.000 visionnages, 470 questions posées, 29 partis politiques inscrits, 500 candidats politiques inscrits et atteignit le top 1 de l’App Store au jour des élections. La couverture médiatique fut également significative avec 2 passages au JT (RTBF), 20 articles de presse, 15 passages radios, 140 spots radios (Fun Radio) et 5 passages TV (A Votre Avis/La Une) en moins de 2 mois.
➡ Compte-rendu du projet CIVIX 2019–2020 ici.
A u lendemain des élections, la première question que nous avions tous au bord des lèvres était de savoir ce que CIVIX allait devenir.
Quel rôle veut jouer CIVIX dans la sensibilisation des jeunes à la politique au-delà des élections ?
La réponse fut univoque : chez CIVIX, nous pensons que les jeunes forment le corps électoral de demain et qu’il est crucial de les inspirer à devenir une génération de citoyens responsables. Trois moyens ont été mis en place pour ce faire:
- La sensibilisation à l’importance du sujet politique.
- La pédagogie pour une meilleure compréhension du système politique.
- La mise à disposition d’outils pour permettre aux jeunes d’agir concrètement en politique.
Nous restons cependant bien conscients que nous sommes encore loin d’avoir atteint l’objectif final de l’asbl. Malgré que ce projet porte à croire que l’impact obtenu a été significatif, ces chiffres cachent en réalité une défaite incontestable: la prise en compte des réalités socio-économiques. En tant qu’universitaires, nous formons une minorité privilégiée et parfois protégée d’une réalité sociale que nous ne connaissons pas. L’application CIVIX a touché un public majoritairement universitaire et d’hors et déjà sensibilisé. Le challenge le plus important reste ainsi à venir : celui de sensibiliser une audience jeune qui ne fait pas partie des quelques 13% d’universitaires belges (Iweps, 2019) et qui en réalité, constitue le potentiel d’impact le plus large pour une asbl comme CIVIX.
C’est tout naturellement que Thibaut et moi-même avions décidé de continuer pendant une année supplémentaire et lancer 4 projets supplémentaires avant de passer le flambeau à la prochaine génération d’étudiants engagés.
A ujourd’hui, CIVIX c’est plus de 70 membres répartis dans 8 équipes (4 projets et 4 équipes de soutien).
(1) Publiq : le premier concours d’éloquence national en partenariat avec le JPJ et la Parlement bruxellois et qui donne l’occasion aux 18–26 ans de prendre la parole sur des sujets tels que le civisme et les valeurs démocratiques.
(2) Politix : la suite logique de l’application CIVIX. Netflix de la politique belge et du décryptage politique, la plateforme permet également aux utilisateurs de poser leurs questions aux experts ou politiques concernés.
(3) Academy : une newsletter hebdomadaire résumant l’actualité politique en 3 minutes et distribuée à plus de 17.000 abonnés. Un programme pédagogique a également été mis en place à destination des professeurs des établissements scolaires secondaires.
(4) Campus : 4 campus universitaires qui organisent régulièrement des conférences (en ligne), des rencontres et autres évènements autour de l’actualité politique.
Les équipes de soutien (Legal, Marketing, RH, Finance) forment les piliers de l’asbl en ce qu’ils permettent à tous les projets de fonctionner correctement .
L’application CIVIX a d’ailleurs pour objectif d’être utilisée aux prochaines élections tant en Belgique qu’à l’étranger (notamment au Danemark en 2021).
Nous tentons également de faire en sorte que CIVIX puisse promouvoir sa mission à l’échelle politique au travers de consultations civiles et rencontres avec des responsables politiques.
Du côté de l’équipe fondatrice, certains ont continué leur lancée entrepreneuriale : Guillaume continue sa voie dans l’entrepreneuriat (Cruzo) de même que Thibaut (Posted). Alexandre et Ferdinand ont pris la relève de l’asbl pour 2020–2021. Quant à moi, je tente d’avoir de l’impact au travers de l’entrepreneuriat, dans le domaine de la finance durable cette fois (Wequity).
Mais il est clair que nous restons attentifs à l’évolution de l’asbl en veillant à ce qu’elle conserve sa vision et mission initiale.
Que cette expérience fut un succès ou non, elle nous a permis d’acquérir des compétences interpersonnelles bien loin de ce que l’on nous a enseigné sur les bancs de l’université. Ce projet nous a également apporté une leçon d’humilité et une considération sans précédent pour le travail fourni par certains entrepreneurs, politiques ou experts que nous avons pu rencontrer tout au long du projet.
Au-delà de ces apprentissages, cette expérience nous aura permis de confronter une vision ancrée de l’entrepreneuriat tournant autour de la maximisation des profits. L’entrepreneuriat peut en réalité devenir un levier d’impact important et présente toute une série d’avantages que des initiatives CSR ou un Mission Statement ne peuvent combler : des membres alignés sur des valeurs communes, une attention médiatique renforcée et un haut niveau de satisfaction au travail. L’élan entrepreneurial nous a également permis de constater que nous avons le potentiel, malgré notre jeune âge, de questionner, changer, influencer, donner de l’espoir et impacter positivement sans nécessairement être activiste ou destructif mais avec une vision claire et une volonté sincère d’améliorer notre société.
Loin d’un simple besoin de satisfaction personnelle, plusieurs raisons m’ont poussé à mettre par écrit cette histoire :
- Un besoin de conserver la vision initiale de CIVIX.
- Un besoin de casser les clichés de l’entrepreneuriat social.
- De la gratitude vis-à-vis des centaines de jeunes bénévoles et d’experts qui ont porté et contribuent encore aux projets de CIVIX.
Merci à tout l’équipe CIVIX. En particulier à Thibaut Nyssens, Guillaume Prieur, Arthur Lamy, Alexandre Gonze et Ferdinand d’Oultremont.
Merci à tous nos partenaires et soutiens tout au long du projet. En particulier au Start.LAB (ULB), à Julian Clarenne, à Gilles Doutrelepont et à la RTBF.
Franck-Victor Laurant
Avec le soutien précieux de Pierre De Saint Moulin